Cinquante ans après Diên Biên Phu, le 5 mai 2004, année du centenaire de sa fondation, l’Humanité publiait un entretien exclusif du général Vo Nguyên Giap, entouré de sa famille, chez lui à Hanoi, avec notre envoyée spéciale Dominique Bari.
Le 7 mai, à une trentaine de mètres en retrait de la rue
Hoang Diêu, se situe la villa où vit le général Vo Nguyên Giap, entouré
de sa femme Dang Bich Ha et de ses enfants et petits-enfants. Un
petit-fils passera la tête au cours de l’entretien que nous accorde le
général, en uniforme, dans le salon du bâtiment « officiel » où
s’entrecroisent les drapeaux. Sur les murs, des photos de Hô Chi Minh et
des messages de salutations brodés venus de tout le pays. Nous irons
ensuite dans la villa familiale où nous attend Dang Bich Ha. L’interview
se déroule en français, langue que maîtrise parfaitement le général
Giap. Ce sera aussi l’occasion d’exprimer son regret de ne jamais avoir
pu aller en France : «Je ne connais de Paris que son aéroport, où j’ai
fait escale quelques heures pour me rendre à Cuba.»
Il y a cinquante ans, la chute de Diên Biên Phu ouvrait la
voie aux accords de Genève et à la fin de la première guerre du Vietnam.
La France aurait-elle pu éviter ce conflit ?
Le général Giap. Nous avions proclamé notre
indépendance le 2 septembre 1945, mais les colonialistes français ont
voulu réimposer, par la force, leur domination sur la péninsule
indochinoise. De Gaulle avait déclaré à Brazzaville qu’il fallait
restaurer le régime colonial par les forces armées. Nous avons toujours
cherché à négocier pour éviter que le sang ne coule. Leclerc, envoyé à
la tête de l’armée française pour reconquérir l’ancienne colonie, s’est
vite rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’une promenade militaire,
mais, a-t-il dit, du combat de tout un peuple. Leclerc était un
réaliste. Avec Sainteny, il faisait partie de ces gens raisonnables qui
étaient en faveur de pourparlers, mais du côté du gouvernement français,
on ne l’entendait pas ainsi. Nous avions conclu un accord en mars 1946
et fait une grande concession sur la Cochinchine, notre objectif final
étant l’indépendance totale et l’unité du pays. À la mi-avril 1946, je
participais à la conférence de Dalat. Les Français ne cachaient pas leur
intention de rétablir leur domination en Indochine. Je leur ai dit
alors clairement que l’ère des gouvernements généraux d’Indochine était
close. J’ai quitté Dalat convaincu que la guerre était inévitable. Une
fois déclenchée, il y a eu pourtant quelques chances de l’arrêter. Le
président Hô a plus d’une fois appelé le gouvernement français à
négocier. Pour montrer notre bonne volonté, Hô Chi Minh n’ajourna pas sa
visite en France pour participer à la conférence de Fontainebleau.
Pendant ce temps, la situation ne cessait de s’aggraver, au nord comme
au sud. À la fin
novembre 1946, les troupes françaises attaquèrent et
occupèrent le port de Haiphong. Un mois plus tard, le général Morlière,
commandant des troupes françaises au nord de l’Indochine, lançait un
ultimatum exigeant la présence française dans un certain nombre de
positions, le droit de maintenir l’ordre dans la capitale, et le
désarmement des milices d’autodéfense de Hanoi. Nous décidâmes de
déclencher la résistance.
1946-1975, le Vietnam a connu trente années de guerre. Quelles ont été les différences entre les deux conflits ?
Le général Giap. La guerre reste la guerre, mais
avec les Américains, ce fut autre chose, un conflit néocolonial avec
d’abord une intervention de troupes américaines et, après, une guerre
vietnamisée. On a alors changé la couleur de peau des cadavres. Les
Américains étaient naturellement sûrs de leur victoire et n’ont pas
voulu entendre les conseils des Français qui avaient fait l’expérience
de se battre contre les Vietnamiens. Les États-Unis avaient
effectivement engagé des forces colossales et peu de gens, même parmi
nos amis, croyaient en notre capacité de les vaincre. Mais les
Américains n’avaient aucune connaissance de notre histoire, de notre
culture, de nos coutumes, de la personnalité des Vietnamiens en général
et de leurs dirigeants en particulier. À McNamara, ancien secrétaire à
la Défense des États-Unis que j’ai rencontré en 1995, j’ai dit : «Vous
avez engagé contre nous de formidables forces – artillerie, aviation,
gaz toxiques –, mais vous ne compreniez pas notre peuple, épris
d’indépendance et de liberté et qui veut être maître de son pays.»
C’est une vérité que l’histoire a de tout temps confirmée. Pendant mille
ans de domination chinoise, (jusqu’au Xe siècle – NDLR), nous n’avons
pas été assimilés. Contre les B52, ce fut la victoire de l’intelligence
vietnamienne sur la technologie et l’argent. Le facteur humain a été
décisif. C’est pourquoi, lorsqu’un conseiller américain du service de
renseignements m’a demandé qui était le plus grand général sous mes
ordres, je lui ai répondu qu’il s’agissait du peuple vietnamien. «J’ai
apporté une contribution bien modeste, lui ai-je dit. C’est le peuple
qui s’est battu.» Brezjinski s’est aussi interrogé sur le pourquoi de
notre victoire. Nous nous sommes rencontrés à Alger, peu après la fin de
la guerre. «Quelle est votre stratégie ?» interrogea-t-il. Ma réponse
fut simple : «Ma stratégie est celle de la paix. Je suis un général de
la paix, non de la guerre.» J’ai aussi eu l’occasion de recevoir des
anciens combattants américains venus visiter le Vietnam. Ils me posaient
la question : «Nous ne comprenons pas pourquoi vous nous accueillez
aujourd’hui si bien ?» Je leur répondais : «Avant, vous veniez avec
des armes en ennemis et vous étiez reçus comme tels, vous venez
maintenant en touristes et nous vous accueillons avec la tradition
hospitalière traditionnelle des Vietnamiens.»
Vous avez fait allusion au fait que peu de personnes croyaient en votre victoire finale sur les Américains…
Le général Giap. C’est vrai. C’est le passé,
maintenant on peut le dire. Nos camarades des pays socialistes ne
croyaient pas en notre victoire. J’ai pu constater, lorsque je voyageais
dans ces pays, qu’il y avait beaucoup de solidarité mais peu d’espoir
de nous voir vaincre. À Pékin, où je participais à une délégation
conduite par le président Hô, Deng Xiaoping, pour lequel j’avais
beaucoup d’amitié et de respect, m’a tapé sur l’épaule en me disant :
«Camarade général, occupez-vous du Nord, renforcez le Nord. Pour
reconquérir le Sud, il vous faudra mille ans.» Une autre fois, j’étais à
Moscou pour demander une aide renforcée et j’ai eu une réunion avec
l’ensemble du bureau politique. Kossyguine m’a alors interpellé :
«Camarade Giap, vous me parlez de vaincre les Américains. Je me permets
de vous demander combien d’escadrilles d’avions à réaction avez-vous et
combien, eux, en ont-ils ?» «Malgré le grand décalage des forces
militaires, ai-je répondu, je peux vous dire que si nous nous battons à
la russe, nous ne pouvons pas tenir deux heures. Mais nous nous battons à
la vietnamienne, et nous vaincrons.»
Licencié en droit et en économie politique, professeur
d’histoire,
vous n’aviez pas de formation militaire. Or, vous avez
activement participé à l’élaboration de
cette conception vietnamienne
de la guerre. Comment êtes-vous devenu général ?
Le général Giap. Il aurait fallu poser la question
au président Hô Chi Minh. C’est lui qui a choisi pour moi cette carrière
militaire. Il m’a chargé de constituer l’embryon d’une force armée.
Lorsque nous étions impatients de déclencher la lutte contre
l’occupation française, Hô nous disait que l’heure du soulèvement
n’était pas encore venue. Pour Hô, une armée révolutionnaire capable de
vaincre était une armée du peuple. «Nous devons d’abord gagner le
peuple à la révolution, s’appuyer sur lui, disait-il. Si nous avons le
peuple, on aura tout.» C’est le peuple qui fait la victoire et,
aujourd’hui encore, si le Parti communiste veut se consolider et se
développer, il doit s’appuyer sur lui.
Le Vietnam est aujourd’hui en paix, les conflits se sont
déplacés sur d’autres continents. Que vous inspire la situation
internationale ?
Le général Giap. Nous sommes en présence d’une
situation mondiale difficile, dont on ne sait quelle sera l’évolution.
On parle de guerres préventives, de bonheur des peuples imposé par les
armes ou par la loi du marché. Il s’agit surtout, pour certains
gouvernements, d’imposer leur hégémonie. C’est plutôt la loi de la
jungle. On ne peut prédire ce qu’il peut se passer, mais je peux dire
que le troisième millénaire doit être celui de la paix. C’est ce qui est
le plus important. Nous avons vu de grandes manifestations pour le
proclamer. La jeunesse doit savoir apprécier ce qu’est la paix. Le tout
est de vivre et de vivre comme des hommes. Faire en sorte que toutes les
nations aient leur souveraineté, que chaque homme ait le droit de vivre
dignement.
L’Humanité fête son centenaire. Entre notre journal et le
Vietnam, il y a une longue histoire de solidarité et de lutte commune
pour la paix…
Le général Giap. Nous avons beaucoup de souvenirs en
commun avec l’Humanité et avec le PCF. Pendant les guerres française et
américaine, nous avons travaillé régulièrement avec les envoyés
spéciaux et les correspondants du journal. Nos relations sont un exemple
de solidarité et d’internationalisme. J’adresse à tous nos camarades et
à l’Humanité mes salutations et mon optimisme pour un monde qui, à
l’heure de la révolution scientifique et technique, doit permettre à
chaque homme de ne plus souffrir de la faim et de la maladie.
Soirée exceptionnelle ce soir à paris
Programmée bien en amont, la soirée exceptionnelle consacrée à la
célébration des quarante ans de la signature des accords de Paris, en
présence de Duong Chi Dung, ambassadeur de la République socialiste du
Vietnam en France, a pris subitement une dimension particulière à
l’annonce de la disparition du général Giap. Ce soir, à partir de
18 h 30, au siège du Parti communiste français, espace Niemeyer, place
du Colonel-Fabien, Pierre Laurent, avec à ses côtés Daniel Davisse, le
maire de Choisy-le-Roi, et Hélène Luc, sénatrice honoraire, prononcera
un discours d’accueil aux invités qui découvriront l’exposition de rue
« 1968-1973 : Choisy, ville de paix ». Le film Seul celui qui veille
sait que la nuit est longue sera projeté en présence des réalisateurs,
Daniel Roussel et Yann de Sousa.
Source: humanite.fr
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