Historien, ancien correspondant de l’Humanité durant la
guerre du Vietnam, Alain Ruscio rend hommage à celui pour qui
l’indépendance de son peuple, de son pays et le communisme ne faisaient
qu’un, et qui est décédé vendredi
4 octobre, à l’âge
de cent deux ans.
Si l’on devait résumer d’une formule la vie et la
personnalité de Vo Nguyên Giap, celui qu’Hô Chi Minh considérait comme
un de ses «fils préférés», avec Pham Van Dong, on pourrait, on devrait
dire : cet homme a toujours eu un mal fou à dire «je». Il riait
lui-même beaucoup des formules lues sous la plume d’observateurs
occidentaux de type «Le vainqueur de Diên Biên Phu», «L’ennemi le
plus redoutable des Français, puis des Américains». Giap n’aimait pas
personnaliser les événements, comme toujours les Vietnamiens, comme
souvent les communistes. Ce n’était pas de la fausse modestie : quand il
affirmait que «c’étaient les masses» qui «faisaient l’histoire», il
croyait ce qu’il disait. Précisons pourtant : il ne fut pas «le père
de l’armée populaire vietnamienne» ? il ne fut pas «le vainqueur de
Diên Biên Phu» ? il ne fut pas «le stratège de la guerre contre les
États-Unis» ? Certes, si on prend à la lettre ces formules réductrices.
Mais il y fut bien pour quelque chose… En bon marxiste, Giap aurait dû
reconnaître que les grands bouleversements de l’histoire du monde
naissent de la rencontre entre des «éléments objectifs» et la capacité
de grands hommes d’exploiter des situations. Mais, décidément, sa
modestie et, je dirais, son «hochiminisme» l’en empêchaient.
J’ai eu l’insigne honneur de le rencontrer dix, vingt, trente fois,
rencontres échelonnées sur une trentaine d’années, et de devenir, j’ose
dire, un proche. La première fois, c’était en mars 1979, à Hanoi. Le
Vietnam traversait alors l’un des pires moments de son histoire. Son
économie était vacillante, ses relations internationales disloquées
(blocus américain, hostilité allant jusqu’à la guerre avec la Chine et
les Khmers rouges), la France giscardienne n’était pas la dernière à
vitupérer son ancienne colonie, le Vietnam se retrouvait dans un
tête-à-tête, qu’il aurait probablement préféré éviter, avec l’URSS et le
Comecon – lesquels, affaiblis, entamaient alors leur dernière décennie
d’existence. Et cet homme, qui n’avait jamais douté, qui ne doutait pas,
transmettait sa confiance.
Vo Nguyên Giap, né le 25 août 1911, aura consacré son siècle
d’existence à la défense de deux idéaux : l’indépendance nationale de
son peuple et le communisme. Dissocier les deux, tenter de choisir entre
le patriote Giap et le «camarade Van» (c’était son nom dans la
résistance), comme il est parfois procédé en Occident, paraît un
exercice infructueux.
Né au centre du pays, tout près de ce 17e parallèle qui avait si
longtemps, trop longtemps, déchiré son pays, mais aussi dans une région
connue pour ses traditions de lutte, il s’est engagé très tôt dans le
mouvement national. À quinze ans, il est exclu du lycée de Hué pour
participation à une manifestation nationaliste. Vers cette époque, il
est déjà en contact avec le Tan Viêt, parti nationaliste aux options
nettement progressistes, socialistes. Il y a déjà, alors, des noyaux
communistes qui vont progressivement s’imposer. On peut dire que, dès
1930 et la fondation d’un parti communiste indochinois, le bras de fer
est commencé, les deux principaux protagonistes d’une lutte titanesque
sont en présence.
Le jeune Vo Nguyên Giap a entendu parler dès sa jeunesse d’un certain
Nguyên Ai Quoc, le futur Hô Chi Minh, alors éloigné du Vietnam mais
terriblement efficace dans sa lutte au sein de la IIIe Internationale.
Dans le pays, la réputation de ce patriote hors normes grandit. Aussi
est-ce tout naturellement qu’avec un autre jeune militant, Pham Van
Dong, il prend contact avec ce Nguyên Ai Quoc. Nous sommes en 1940, la
guerre vient de prendre une dimension mondiale. C’est ce noyau d’hommes
déterminés, appuyé sur une mobilisation populaire croissante, qui va
donner naissance au mouvement dit Viêt Minh (1941), puis proclamer
l’indépendance du pays (1945), enfin entamer une lutte de trente années
contre les envahisseurs étrangers, qu’ils aient l’étiquette colonialiste
(Français) ou impérialiste (Américains).
Dans sa longue vie, Vo Nguyên Giap n’a pas eu souvent l’occasion de
faire des pauses, de prendre le temps de mesurer le chemin parcouru. Et
pourtant ! Quelle disproportion apparente entre sa poignée de premiers
guérilleros, mal armés, peu formés, et une France colonialiste bien
décidée à maintenir à tout prix le joug ! Et, plus tard, contre les
États-Unis, quel fossé entre ce qui était toujours présenté comme un
«petit peuple » et la formidable armada du complexe militaro-industriel
qui déversa, une décennie durant, par millions de tonnes, bombes à
fragmentation, napalm et dioxine !
Mais le Vietnam a vaincu, même si, hélas, Hô Chi Minh, décédé en
1969, n’a pu voir ce jour. Le 30 avril 1975, l’armée populaire mettait à
bas les derniers pans de l’édifice bâti pierre à pierre par les
puissances occidentales durant cent vingt années. «Dans la vie d’un
peuple, m’a dit Vo Nguyên Giap, il y a parfois des rêves, des rêves
tellement beaux que l’on pourrait croire leur réalisation impossible. Eh
bien ! En cet instant, nous avons pu réaliser un rêve chéri : voir
enfin le pays réunifié et libre. Le pays indépendant, en paix et en
marche vers le socialisme. Nous n’avons jamais eu une minute d’émotion
comparable à celle-là. Et, tous, nous étions très émus, parce que nous
pensions à notre président, Hô Chi Minh.»
Adieu, camarade Van. En pensant à vous, nous aurons toujours en tête,
désormais, ces vers de votre grand poète national, Nguyên Trai :
«Notre pays a connu grandeur et décadence Il n’a jamais manqué d’enfanter des héros. »
Auteur de Vo Nguen Giap, Une vie,
éditions Les Indes Savantes, 2011.
Source: humanite.fr
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