La revue américaine Veteran a consacré un numéro spécial (Vol 32, N°4, 2012) à Diên Biên Phu. Sans doute parce que la participation américaine indirecte à cette bataille historique a amorcé l’engagement américain dans le «Vietnam War». (Première partie)
Début 1954, quand les premiers combats explosèrent, beaucoup d’Américains ignoraient le Vietnam. Washington, qui avait commencé à soutenir la lutte de Hô Chi Minh et du Viêt minh contre les Français de Vichy et les Japonais occupant conjointement le Vietnam, les a abandonnés après la proclamation de l’indépendance du Vietnam (septembre 1945). Il s’est mis à seconder la reconquête française du Vietnam, craignant que le Vietnam ne tombe dans l’orbite communiste asiatique et mondiale.
Après sept décennies de distance, cette couverture de Diên Biên Phu nous présente l’événement revu sous trois points de vue français, vietnamien et américain. D’après le rédacteur en chef Michael Keating, une des impressions dominantes données par la lecture combinée de ces trois articles est que chacune des trois nations avait agi dans l’ignorance parfaite des capacités, des circonstances de l’histoire et des aspirations des deux autres. Ces trois articles retracent le parcours des mondes en collision.
En 1954, les vétérans américains du Vietnam n’étaient que des élèves d’école primaire, jouant aux cow-boys tenant tête aux Peaux Rouges. Résumons les trois points de vue concernant Diên Biên Phu.
Point de vue français : une armée orpheline (John Prados)
Les Français occupent Diên Biên Phu pour barrer l’expansion des forces vietnamiennes au Laos qui pourrait devenir leur base arrière avec l’aide de leurs alliés du Pathet Lao. Les responsables militaires et civils français et américains, les observateurs et les journalistes qui ont vu Diên Biên Phu avant les combats sont unanimes à déclarer que c’est un camp retranché inexpugnable.
Aujourd’hui encore, les experts militaires, les historiens et même les vétérans de Diên Biên Phu se demandent pourquoi la garnison française, disposant de moyens de combat modernes, terre et air, a été vaincue par des soldats nés de la guérilla. Est-ce parce que le commandant en chef Navarre, père et maître d’œuvre d’un vaste plan de campagne en vue de reprendre l’initiative, a mal choisi le terrain de combat ?
Diên Biên Phu est un site éloigné, un espace restreint, une cuvette entourée de hauts sommets, qui ne peut être approvisionné et renforcé que par voie de l’air, ce qui rend la défense difficile une fois assiége ? Il est difficile pour les assiégés de résister à l’artillerie ennemie, d’autant plus que l’artillerie française est trop mince et exposée en plein air. Navarre et Cogny (commandant les forces du Nord) ne peuvent se mettre d’accord sur la conduite de la bataille. La défaite serait-elle aussi causée par le bas moral des troupes (influence de l’opinion du peuple français condamnant la sale guerre, manifestations anti-guerre, pourparlers en faveur de la paix) ? Ou par la composition disparate des troupes (Français, légionnaires, Africain, Vietnamiens).
Certes, tout cela compte, mais ce n’est pas l’essentiel. Les combattants de Diên Biên Phu sont des professionnels, ayant combattu en Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale ou ayant maté les révoltes patriotiques au temps de la colonisation française au Vietnam. Ils ont le moral du soldat de carrière. Navarre a écrit deux livres pour se disculper : il n’est pas responsable du désastre de Diên Biên Phu. La faute est donc au gouvernement français qui ne soutient pas assez la résistance du camp retranché, démoralisant en outre les combattants en continuant à négocier la paix au cours des combats.
Argument fallacieux. Navarre est coupable :
1. Il est l’initiateur et le premier réalisateur du plan de la bataille.
2. Il est au courant des négociations et a proclamé que son plan aidera la France à avoir une position avantageuse dans les pourparlers.
3. En janvier 1954, quand l’encerclement de Diên Biên Phu est bouclé, il est encore temps de consolider la défense et d’améliorer l’artillerie. Navarre ne l’a pas fait.
4. Il n’a jamais donné l’ordre de bombarder les lignes de ravitaillement ennemi pour empêcher ou au moins retarder l’offensive ennemie.
En conclusion, comme l’a dit le vétéran lieutenant Moissinar, présent à Diên Biên Phu comme journaliste, le Corps expéditionnaire français était condamné à boire le bouillon dans ce camp retranché encerclé.
Point de vue américain : préambule à l’American War (Marc Leepson)
Le 24 mars 1953, un an avant la chute de Diên Biên Phu, le secrétaire d’État américain Foster Dulles a déclaré que l’Indochine est probablement la priorité N°1 de la politique étrangère américaine, étant en certains points plus importante que la Corée, parce que ses conséquences ne pourraient être limitées, mais s’étendraient à l’Asie et l’Europe.
Pourtant, les États-Unis ne jouent pas un rôle direct dans l’affaire Diên Biên Phu : aucun G.I., pas de conseillers, pas de bombardiers américains avant et durant la bataille. N’empêche que les États-Unis restent le premier pays allié à la France en Indochine en dépit de sa neutralité de façade. Depuis les dernières années 1940, ils lui ont fourni une aide financière et militaire importante. Début 1953, 900 voitures de combat, 15.000 autres véhicules militaires, 500 pièces d’artillerie, 24.000 armes automatiques, 75.000 petites armes, 9.000 radios, 160 avions de combat F-6F B. Hellcat et F-8F Bearcat, 41 bombardiers B.26 et 28 avions de transport C-24.
Vers mi-mars 1954, les Français se rendent compte des faiblesses de la défense de Diên Biên Phu. Le général P. Ely, commandant en chef des forces françaises en Indochine, s’envole à Washington avec la mission de demander au président Eisenhower le bombardement de Diên Biên Phu. Un groupe de dirigeants américains (le vice-président Nixon, A. Radford, président des chefs d’état-major inter-armées, F. Twining, chef d’état-major des Forces aériennes) plaide en faveur de la réalisation de l’opération Vautour (Vulture) conçue par des militaires français et américains au Vietnam. Vautour sera un bombardement massif des positions vietnamiennes de Diên Biên Phu par des B.29 dont certaines portant des armes nucléaires.
L’opération n’aura pas lieu, sans doute parce que le groupe d’experts militaires américains s’y oppose : la géographie du Vietnam favorise la guérilla, l’intervention aérienne américaine ne pourra pas étouffer la rébellion. C’est Diên Biên Phu qui ouvre la voie à l’engagement américain au Vietnam. À vrai dire, cet engagement a commencé immédiatement après la Seconde Guerre mondiale. Le document légal, justifiant l’intervention américaine est le Mutual Defence Assistance Act de 1949 d’esprit anticommuniste, signé par Truman. La base théorique de l’intervention américaine est le principe des dominos en vue de prévenir l’expansion communiste, formulé pour la première fois par Eisenhower le 7 avril 1954, un mois avant la chute de Diên Biên Phu. Ce principe géopolitique continuera à inspirer les présidents John F. Kennedy, L. Johnson et R. Nixon, après Diên Biên Phu.
Début 1954, quand les premiers combats explosèrent, beaucoup d’Américains ignoraient le Vietnam. Washington, qui avait commencé à soutenir la lutte de Hô Chi Minh et du Viêt minh contre les Français de Vichy et les Japonais occupant conjointement le Vietnam, les a abandonnés après la proclamation de l’indépendance du Vietnam (septembre 1945). Il s’est mis à seconder la reconquête française du Vietnam, craignant que le Vietnam ne tombe dans l’orbite communiste asiatique et mondiale.
Après sept décennies de distance, cette couverture de Diên Biên Phu nous présente l’événement revu sous trois points de vue français, vietnamien et américain. D’après le rédacteur en chef Michael Keating, une des impressions dominantes données par la lecture combinée de ces trois articles est que chacune des trois nations avait agi dans l’ignorance parfaite des capacités, des circonstances de l’histoire et des aspirations des deux autres. Ces trois articles retracent le parcours des mondes en collision.
Sous la présidence de Hô Chi Minh (Centre), le politburo du Parti communiste du Vietnam discute de la campagne de Diên Biên Phu en 1954. |
Point de vue français : une armée orpheline (John Prados)
Les Français occupent Diên Biên Phu pour barrer l’expansion des forces vietnamiennes au Laos qui pourrait devenir leur base arrière avec l’aide de leurs alliés du Pathet Lao. Les responsables militaires et civils français et américains, les observateurs et les journalistes qui ont vu Diên Biên Phu avant les combats sont unanimes à déclarer que c’est un camp retranché inexpugnable.
Aujourd’hui encore, les experts militaires, les historiens et même les vétérans de Diên Biên Phu se demandent pourquoi la garnison française, disposant de moyens de combat modernes, terre et air, a été vaincue par des soldats nés de la guérilla. Est-ce parce que le commandant en chef Navarre, père et maître d’œuvre d’un vaste plan de campagne en vue de reprendre l’initiative, a mal choisi le terrain de combat ?
Diên Biên Phu est un site éloigné, un espace restreint, une cuvette entourée de hauts sommets, qui ne peut être approvisionné et renforcé que par voie de l’air, ce qui rend la défense difficile une fois assiége ? Il est difficile pour les assiégés de résister à l’artillerie ennemie, d’autant plus que l’artillerie française est trop mince et exposée en plein air. Navarre et Cogny (commandant les forces du Nord) ne peuvent se mettre d’accord sur la conduite de la bataille. La défaite serait-elle aussi causée par le bas moral des troupes (influence de l’opinion du peuple français condamnant la sale guerre, manifestations anti-guerre, pourparlers en faveur de la paix) ? Ou par la composition disparate des troupes (Français, légionnaires, Africain, Vietnamiens).
Certes, tout cela compte, mais ce n’est pas l’essentiel. Les combattants de Diên Biên Phu sont des professionnels, ayant combattu en Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale ou ayant maté les révoltes patriotiques au temps de la colonisation française au Vietnam. Ils ont le moral du soldat de carrière. Navarre a écrit deux livres pour se disculper : il n’est pas responsable du désastre de Diên Biên Phu. La faute est donc au gouvernement français qui ne soutient pas assez la résistance du camp retranché, démoralisant en outre les combattants en continuant à négocier la paix au cours des combats.
Argument fallacieux. Navarre est coupable :
1. Il est l’initiateur et le premier réalisateur du plan de la bataille.
2. Il est au courant des négociations et a proclamé que son plan aidera la France à avoir une position avantageuse dans les pourparlers.
3. En janvier 1954, quand l’encerclement de Diên Biên Phu est bouclé, il est encore temps de consolider la défense et d’améliorer l’artillerie. Navarre ne l’a pas fait.
4. Il n’a jamais donné l’ordre de bombarder les lignes de ravitaillement ennemi pour empêcher ou au moins retarder l’offensive ennemie.
En conclusion, comme l’a dit le vétéran lieutenant Moissinar, présent à Diên Biên Phu comme journaliste, le Corps expéditionnaire français était condamné à boire le bouillon dans ce camp retranché encerclé.
Transport de l’alimentation en vélo au service de la campagne de Diên Biên Phu en 1954 |
Le 24 mars 1953, un an avant la chute de Diên Biên Phu, le secrétaire d’État américain Foster Dulles a déclaré que l’Indochine est probablement la priorité N°1 de la politique étrangère américaine, étant en certains points plus importante que la Corée, parce que ses conséquences ne pourraient être limitées, mais s’étendraient à l’Asie et l’Europe.
Pourtant, les États-Unis ne jouent pas un rôle direct dans l’affaire Diên Biên Phu : aucun G.I., pas de conseillers, pas de bombardiers américains avant et durant la bataille. N’empêche que les États-Unis restent le premier pays allié à la France en Indochine en dépit de sa neutralité de façade. Depuis les dernières années 1940, ils lui ont fourni une aide financière et militaire importante. Début 1953, 900 voitures de combat, 15.000 autres véhicules militaires, 500 pièces d’artillerie, 24.000 armes automatiques, 75.000 petites armes, 9.000 radios, 160 avions de combat F-6F B. Hellcat et F-8F Bearcat, 41 bombardiers B.26 et 28 avions de transport C-24.
Vers mi-mars 1954, les Français se rendent compte des faiblesses de la défense de Diên Biên Phu. Le général P. Ely, commandant en chef des forces françaises en Indochine, s’envole à Washington avec la mission de demander au président Eisenhower le bombardement de Diên Biên Phu. Un groupe de dirigeants américains (le vice-président Nixon, A. Radford, président des chefs d’état-major inter-armées, F. Twining, chef d’état-major des Forces aériennes) plaide en faveur de la réalisation de l’opération Vautour (Vulture) conçue par des militaires français et américains au Vietnam. Vautour sera un bombardement massif des positions vietnamiennes de Diên Biên Phu par des B.29 dont certaines portant des armes nucléaires.
L’opération n’aura pas lieu, sans doute parce que le groupe d’experts militaires américains s’y oppose : la géographie du Vietnam favorise la guérilla, l’intervention aérienne américaine ne pourra pas étouffer la rébellion. C’est Diên Biên Phu qui ouvre la voie à l’engagement américain au Vietnam. À vrai dire, cet engagement a commencé immédiatement après la Seconde Guerre mondiale. Le document légal, justifiant l’intervention américaine est le Mutual Defence Assistance Act de 1949 d’esprit anticommuniste, signé par Truman. La base théorique de l’intervention américaine est le principe des dominos en vue de prévenir l’expansion communiste, formulé pour la première fois par Eisenhower le 7 avril 1954, un mois avant la chute de Diên Biên Phu. Ce principe géopolitique continuera à inspirer les présidents John F. Kennedy, L. Johnson et R. Nixon, après Diên Biên Phu.
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